Sunday, December 14, 2014

" Déplorer, d'un côté, comme père de famille conservateur, ce qu'il fabrique de l'autre comme chef d'entreprise innovant "



Auteur : Luc Ferry
Livre "Face à la crise", p.23-25 & p.44-46

« Les altermondialistes s’imaginent que, derrière les marchés financiers, il y a des « gros », des puissants, avatars des « deux cents familles » chères aux années 1930, qui, tels des marionnettistes, tirent les ficelles par en dessous. S’ils avaient raison, ce serait la meilleure nouvelle du siècle ! Il y aurait au moins des responsables, fussent-ils maléfiques (puisque c’est ainsi qu’ils les imaginent) !

La vérité, évidemment, est tout autre : derrière les marchés financiers, comme d’ailleurs derrière la vie de la presse, il n’y a rien, ni personne, seulement la puissante et mécanique logique de l’audimat ou, pour parler leur langage, de la « marchandisation du monde ».

L’histoire n’est plus que le résultat quasi inévitable de la compétition. En quoi, contrairement à l’idéal de civilisation hérité des Lumières, la mondialisation technique est bel et bien un processus définalisé, dépourvu de toute espèce d’objectif défini : nul ne sait plus où nous mène le cours d’un monde mécaniquement engendré par la concurrence et non pas dirigé par la volonté consciente des hommes regroupés collectivement autour d’un projet, au sein d’une société qui, au siècle dernier encore, pouvait s’appeler « res publica », république (étymologiquement, « affaire » ou « cause commune »). Au sein de cet univers, il ne s’agit plus, comme on se l’imaginait encore du temps des Lumières, de dominer la nature ou la société pour être libre et plus heureux, mais de maîtriser pour maîtriser, de dominer pour dominer. Pourquoi ? Pour rien justement, ou plutôt, parce qu’il est tout simplement impossible de faire autrement.

Dans cette perspective, la politique tend évidemment à se vider de son sens. Tout d’abord parce que le sens de l’histoire, justement, s’est tout à fait obscurci. Nous avançons de plus en plus vite mais dans un brouillard de plus en plus dense, et ce, pour des raisons structurelles tout à fait fondamentales : les foyers de compétition qui forment autant de petits moteurs de l’histoire sont disséminés sur la planète en nombre potentiellement infini et nul ne peut en avoir une vue globale. Les mêmes causes entrainent une perte de contrôle des politiques sur un cours du monde qui leur échappe manifestement de plus en plus. Au reste, si tel n’était pas le cas, il serait incompréhensible qu’il y ait encore du chômage, de la récession, de la dette, des déficits, etc. Si la politique avait gardé son emprise sur l’histoire, tous ces problèmes seraient réglés depuis longtemps, ou en voie de l’être. Or c’est peu de dire qu’ils ne le sont pas, alors que d’évidence, la bonne volonté de nos gouvernants n’est pas en cause. CQFD.. »
(…)
« La mondialisation libérale s’avère être le creuset d’une étrange alchimie, d’une transmutation sans pareille : en son sein, le conservateur est devenu révolutionnaire : c’est désormais lui qui, au nom de la liberté, de l’individualisme démocratique, bouscule sans cesse les traditions. Ce qui le plonge dans une contradiction intellectuelle et morale majeure : il déplore ainsi d’un côté, comme père de famille conservateur, voire réactionnaire, ce qu’il fabrique de l’autre comme chef d’entreprise innovant, voire révolutionnaire, sans comprendre que le monde qu’il contribue à façonner s’avère de moins en moins sensé.

Car il suscite une progression géométrique des désirs de consommation, tandis que le pouvoir d’achat stagne ou n’augmente qu’au rythme de l’escargot. Rappelons-le : sept millions de Français vivent aujourd’hui avec moins de 800 euros par mois, soit à peu près le prix d’un netbook ou d’un smartphone sans abonnement, et ce n’est pas en revalorisant leurs maigres revenus de 10 à 20% que l’on changera le fond du problème (même si c’est hautement souhaitable quand même, précisons-le …). Car la pauvreté, qui est chose relative, n’est guère supportable quand les séductions du consumérisme forment le fond et l’horizon de l’existence, quand le travail n’est plus une fin qui se confond avec la vie même, comme ce fut le cas pour un paysan du Moyen Âge ou un pêcheur des îles Fidji, mais seulement un moyen de « gagner » cette vie. Au risque de la perdre … L’idée de révolution est morte, mais les soubresauts sur place de la société, les émeutes de banlieue par exemple, n’en sont pas moins inquiétants.

Si cette contradiction majeure n’est pas levée, le modèle de développement de nos sociétés ne sera pas tenable. Force est de constater que les plates-formes qui depuis des lustres portent les projets politiques de la droite comme de la gauche ne témoignent d’aucune lucidité sur ce point. En gros, la droite qui défend plutôt la mondialisation est dans un contradiction permanente : conservatrice sur le plan moral et éducatif, elle est révolutionnaire dans l’entreprise où elle prône l’idée que, face à la mondialisation et au changement permanent qu’elle induit, « c’est l’immobilisme qui est dangereux ». De son côté, la gauche est prise à contre-pied : alors qu’elle incarnait jusqu’à une date encore récente le « parti du mouvement », elle se voit contrainte de freiner sans cesse des quatre fers pour « conserver les acquis », ce qui la conduit à s’opposer systématiquement à toutes les réformes, même celles, comme ce fut le cas pour les retraites, dont elle sait pertinemment qu’elles sont indispensables et légitimes. Pire, elle revient sans cesse sur la question du marché, qu’elle n’accepte que du bout des lèvres, sans jamais avoir vraiment le courage de rompre clairement avec l’extrême gauche. Bref, la droite est trop souvent aveugle, et la gauche trop souvent de mauvaise foi – situation qui n’est pas saine et qui contribue plus qu’aucune autre à jeter le discrédit sur l’ensemble de la classe politique. »

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