Sunday, November 3, 2013

« Les intérêts profonds de l’ego sont compatibles avec ceux de la planète »

Michel Lacroix
Propos recueillis par Jean-François Pollet
In « Imagine demain le monde », septembre & octobre 2013, p.39


Identifier ses potentiels et les valoriser, c’est la réalisation de soi. Le philosophe français Michel Lacroix estime que notre siècle sera celui de la réalisation de soi. Elle transformera les individus qui à leur tour rendront la société plus prospère et plus créative.

Vous dites que ce début de 21e siècle est le temps de la réalisation de soi. C’est donc le moment pour chacun d’entre nous d’identifier ses potentiels et de les valoriser ?

La réalisation de soi, c’est d’abord considérer que l’on détient un potentiel, une richesse intérieure faite d’aptitudes et de motivations. En second lieu, que cette richesse ne doit pas rester virtuelle, qu’elle est « une puissance qui doit passer à l’acte », pour parler comme Aristote. Par analogie, on doit également considérer que ceux qui nous entourent détiennent eux aussi une richesse intérieure, et qu’on peut les aider à la valoriser. Ces questions se posent, par exemple, aux parents et aux enseignants sur le plan de l’éducation, ou dans le monde de l’entreprise, aux managers vis-à-vis de leurs collaborateurs et à chacun d’entre nous vis-à-vis de nos collègues.

Pourquoi le temps de la réalisation de soi survient-il maintenant ?

A chaque époque son défi. Le Moyen Age fut le temps du salut promis à tous les hommes par le christianisme. Puis la modernité et la révolution ont promis un changement complet du monde politique et économique. L’après-guerre portait des promesses de progrès. On sortait alors d’une période de barbarie effrayante, avec la ferme intention d’y échapper définitivement par l’établissement de la paix et de la démocratie. La reconstruction a lancé les Trente Glorieuses qui se sont accompagnées d’un développement fabuleux de la technoscience. Aujourd’hui, la donne a changé. On vient de vivre des années confortables, maintenant les problèmes s’accumulent devant nous. Quelles sont les sources de l’inquiétude contemporaine ? L’idée que le progrès est en panne, la persistance des crises économiques et financières, la montée des fanatismes religieux, l’absence de sens de nos vies, notre compulsion à consommer qui est une fuite en avant. Je suis convaincu que, dans les années à venir, il apparaîtra avec évidence que le seul progrès qui nous est accessible, c’est la réalisation de l’humanité que chacun porte en soi.

Une autre idée pessimiste de notre époque, c’est la conviction que les générations futures rencontreront plus de difficultés à vivre leur vie …

Et c’est un retournement très important de l’opinion. Jamais jusqu’ici l’homme n’a pensé que l’évolution de nos sociétés conduirait les jeunes à affronter de grandes difficultés. A ce pessimisme s’ajoutent aussi les menaces qui pèsent sur les écosystèmes, l’idée que l’habitabilité même de note planète est remise en question du fait de l’industrie et de la technoscience. Dans ce contexte, la réalisation de soi apparaît comme un recours, comme un socle, un espoir auquel se raccrocher. On peut exprimer les choses ainsi : « Je suis moins confiant dans la globalité du monde et sa marche en avant, en revanche, je vais me mettre à l’écoute de mes propres aspirations et tirer le maximum de mon existence, pour moi et pour mes proches ». La réalisation de soi permet d’aller à contre-courant d’un monde qui apparait de plus en plus difficile à vivre, en faisant en sorte que nos vies aient un sens.

A sa manière, la réalisation de soi semble aller à contre-courant du consumérisme ?

On a un rapport très destructif aux objets. Je ne prône pas l’austérité mais une modération de la consommation des biens physiques. Un être épanoui a moins besoin de se barricader ou de compenser ses défaillances intimes par l’accumulation de marchandises. Il a un rapport de conservation à ces objets, il est plus tourné vers le qualitatif que vers le quantitatif. J’ai la conviction qu’à mesure que l’on progressera dans le sens du développement personnel, on diminuera son empreinte écologique. Les intérêts profonds de l’ego ne sont pas fondamentalement différents de l’intérêt de la planète. Les biens culturels – la musique, la lecture, la contemplation, la détente, les musées – sont favorables à l’épanouissement humain, et leur usage n’implique pas de ponction sur les ressources de la planète.

Il est curieux de proposer une transformation de la vie sociale par la réalisation de soi, qui est une attitude plutôt individualiste, non ?

On a associé le développement personnel à une attitude nacissique, nombriliste. C’est une idée fausse, car la réalisation de soi ne peut pas être nombriliste, sa réussite est intimement liée aux rapports avec les autres, aux liens amicaux, sociaux, de tendresse, de solidarité. L’idée d’une réalisation de soi à la Robinson Crusoé ne tient pas la route. C’est une illusion de croire que l’on peut se réaliser tout seul. Une deuxième raison me fait dire que l’on n’est pas dans l’individualisme. Plus il y aura de personnes sur la voie de la réalisation de soi, conscientes de leur potentiel et animées par la volonté de le valoriser en montant des projets, créer une association, par exemple, ou une famille, une œuvre d’art, une entreprise, et plus la société sera prospère, créative, évolutive et s’améliorera. Enfin, la réalisation personnelle est un idéal, une grille d’analyse avec laquelle je vais juger l’organisation sociale et politique de la société et pointer ce qu’il faut transformer. Je prends un exemple dans le domaine éducatif. L’école telle qu’elle fonctionne aujourd’hui permet-elle à chaque élève de valoriser son potentiel ? Je ne le pense pas au regard du nombre de jeunes qui sortent du système éducatif sans formation. C’est un gâchis important. La réalisation de soi a une force contestatrice, révolutionnaire, et c’est cela qui me donne plutôt confiance pour ce 21e siècle. La réalisation sera au cœur des individus qui impulseront de nouvelles transformations. La vie urbaine, la vie de quartier, l’éducation, la vie professionnelle, beaucoup de choses vont devoir être repensées pour cadrer avec cet idéal de vie.

En quoi la réalisation de soi permet-elle de mieux affronter la diversité ?

C’est une question redoutable. Toute personne qui parle de réalisation de soi peut se voir opposer la question du malheur, de l’effondrement, de la mort. Le premier élément de réponse est de constater que la réalisation personnelle reste fragile. Elle peut être anéantie du jour au lendemain par la mort, de soi, d’un proche, d’un enfant. Je pense que la réponse réside dans l’humilité, dans le fait de comprendre que la réalisation personnelle, le chemin parcouru, par soi et par ceux qui nous entourent, ne tient qu’à un fil, le fil précaire de la vie. La seconde réponse, c’est l’engagement. Celui-ci fait parfois suite à une épreuve subie et apparaît comme une réponse au malheur, une manière de conjurer le mal et de le faire reculer. Il reste quelque chose d’infiniment douloureux, car le chagrin est logé au cœur de cet engagement, mais rebâtir quelque chose est de l’ordre de la réalisation de soi.

Plus précisément, peut-on s’épanouir en menant un combat écologique ? A l’origine de ce combat, il y a la crainte d’un effondrement des écosystèmes et de nos sociétés, une vision qui n’a rien de réjouissant.

La prise de conscience aigüe de la gravité de la situation écologique peut conduire à une forme de pessimisme. Cependant le pessimisme de l’intelligence n’exclut pas l’optimisme de la volonté. On peut être pessimiste quant au futur et néanmoins se retrousser les manches pour essayer de changer la société. La vision d’un futur sombre ne doit pas nous anéantir, il faut chercher un équilibre. La question se pose d’ailleurs pour tout être humain. Je sais que je vais mourir, si j’ai la vision de la mort tous les jours, je vais être détruit par cette vision qui va laminer toute mon énergie. Mais je ne peux pas non plus écarter toute pensée de la mort, sinon je ne ferais rien de ma vie. Il faut être aiguillonné par l’idée de la finitude humaine pour réaliser un projet. On a le droit d’être angoissé par l’effet de serre ou la destruction de la banquise, mais il ne faut pas que cette angoisse détruise les capacités d’action. Le combat écologique demande une vision lucide et équilibrée qui regarde les dangers en face et ménage un espace pour l’action. « Tout bonheur est dans la lutte », disait Nietzsche. L’écologie a d’ailleurs bouleversé la morale. Jusqu’à présent, la morale était plus individuelle. Maintenant on ne pense plus à soi mais à la planète toute entière. Ce que l’on fait dans la vie ordinaire doit être compatible avec la survie de l’humanité à très long terme. Jusqu’ici, on avait des devoirs envers ses ancêtres et ses proches, maintenant, on a des devoirs également vis-à-vis des générations futures, des êtres non encore nés et qui ne sont pas nécessairement nos propres descendants. Cela renouvelle complètement la morale.


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