Friday, June 26, 2015

" La profondeur du temps augmente avec l’âge "



Interview de Jean Viard

Source : http://www.lemonde.fr/tant-de-temps/article/2015/06/26/jean-viard-une-vie-longue-est-une-vie-de-discontinuite_4662496_4598196.html#gKMTc9G605sEsIl9.99


Jean Viard : “Une vie longue est une vie de discontinuité”

Le Monde.fr | 26.06.2015 à 11h14 | Propos recueillis par Anne-Sophie Novel


A une époque de profondes mutations, le rapport au temps est chamboulé. Nous avons invité des personnalités et des anonymes de tous horizons à se confier sur ce vaste sujet. Cette semaine, le sociologue Jean Viard.


Sociologue, directeur de recherche associé au Cevipof - CNRS et directeur des Editions de l’Aube, Jean Viard est un des grands spécialistes français de la question du temps. Son dernier ouvrage, Le triomphe d’une utopie. Vacances, loisirs, voyages : la révolution des temps libres (Ed. de l’Aube, 448 p, 24 euros), revient en détail sur l’évolution de notre rapport au temps.

Le temps est votre sujet de prédilection, pourquoi ?

Le temps donne une vision politique de la société : l’évolution du temps de travail et du temps libre, la façon dont ces temps sont perçus et utilisés sont révélateurs de nos vies et de nos envies. Aujourd’hui, le temps non travaillé — qui représente 90 % de nos vies — s’invente une culture propre et autonome du travail. Ce temps libre doit devenir un projet. Non pas contre le travail mais à côté de lui, comme un double créateur.

Avec l’allongement de la durée de vie de vingt-cinq ans depuis la seconde guerre mondiale, on a ajouté une génération à nos familles et à la société. Ainsi, quatre générations coexistent souvent, mais jamais on ne valorise ce gain de vingt-cinq ans – onze ans depuis 1981 – alors que c’est le plus beau bilan des innovations technologiques et des politiques publiques. Si on ne retient pas cette « révolution », c’est sans doute parce qu’il ne s’agissait pas d’une revendication. Nous dormons également trois heures de moins par jour que nos grands-parents, nos journées actives se sont ainsi allongées de 10 %.


Comment prendre conscience de cette question du temps ?

Dans cette société de vie longue — l’économiste Jean Fourastié parlait de « la civilisation des vies complètes » —, on a envie d’être jeune, adulte puis vieux. Une vie longue est une vie de discontinuité, où l’on peut retenter sa chance en permanence, plus dans certains milieux que dans d’autres, évidemment.

Quelles sont les autres implications de cet allongement des temps de vie ?

La question est d’abord de démocratiser cette capacité à vivre longuement avec des séquences courtes. Puis de comprendre que nos liens avec la société ne tiennent plus en premier lieu au travail — comment cela pourrait-il être, alors que le travail ne représente plus que 10 % du temps de notre vie ? L’accès aux vacances, à la culture, à la mobilité, aux médias et au monde numérique devient aussi un fort enjeu d’intégration à la société.

Pourquoi cette évolution de notre rapport au temps n’est-elle pas davantage prise en compte par les politiques ?

La politique est devenue purement gestionnaire. Elle a perdu de vue les dimensions sociétales. Par exemple, depuis 1974, on a créé en France 4,5 millions de postes de travail en plus. Dont 3,5 millions occupés par des femmes. L’immense révolution de la place des femmes bouleverse donc au moins autant le marché du travail que la crise de nos industries, mais on ne parle que de celle-ci. Qui a dit que l’économie peut intégrer les révolutions culturelles en une génération ? En outre, nous passons beaucoup moins de temps au travail et cela bouscule nos appartenances (origine, sexualité, religion, habitus, métier, etc.) qui se mettent à vivre les unes à côté des autres, laissant le politique issu du monde du travail d’hier face à un patchwork d’appartenances devant lequel il ne sait plus agir.

Parallèlement, l’entrée dans ce monde complexe est plus lente : de 16 à 25 ans, il y a une décennie d’apprentissage de la vie avant de décrocher son premier CDI et d’avoir son premier enfant. Tout se passe comme si l’âge adulte avait changé ! On ne cesse de considérer cette heureuse jeunesse comme exclue alors qu’elle expérimente. A nous de la soutenir ! En réalité, nous n’avons pas vu changer la toile de fond culturelle de nos sociétés. Apprenons à penser en parallèle longue jeunesse, retraite à mi-temps, engagement bénévole, famille tribu, trajet de travail, formation, mobilité, etc. Il faut accompagner des citoyens devenus mobiles et imprévisibles.


Et vous, comment choisissez-vous vos temps ?

J’habite à la campagne depuis 1968, non loin d’Aix-en-Provence. Je fais presque deux fois 35 heures par semaine mais, ma maison d’édition, c’est comme un loisir. Mon travail de chercheur et intellectuel est mon temps de travail « normal ». Je pars peu en vacances, juste 15 jours durant lesquels je suis totalement absent. Mais j’ai toujours gardé le pouvoir sur mon agenda, et je me cache derrière mon assistante. C’est l’immense privilège du CNRS.

Comment percevez-vous la vieillesse ?

Je n’ai pas aimé la mise à la retraite. J’ai un métier où, souvent, on est meilleur avec l’âge, vraiment bon à partir de 40 ans puis jusqu’à 80 ans. C’est un métier d’accumulation, d’expérience, de savoir, de réflexion… L’âge n’est pas symbole de non-production. Je lis chaque jour avec bonheur les tweets de mon vieux maître Edgar Morin. L’âge limite surtout notre capacité à voyager car cela devient plus fatiguant. Alors le temps doit être traité différemment, le corps nécessite des soins et devient un problème dont il faut s’occuper.

Etre vieux doit être un projet nouveau qui va de la place accordée aux enfants et aux petits-enfants, l’activité de passion et de création, à la gestion de la solitude issue de la mort de ses proches… La profondeur du temps augmente avec l’âge. On trouve alors qu’il y a un côté dérisoire à l’agitation de la jeunesse, c’est un surprenant décalage de regard sur la vie.

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