Thursday, August 15, 2013

" Notre conception du monde nous interdit le monde de demain "


Conférence de Yannick Roudaut, le 21/01/2013 à Nantes



Nous avons la chance exceptionnelle de vivre une période exceptionnelle de l’histoire de l’humanité : nous allons pouvoir changer le monde. Mais avant de changer le monde, ça c’est le côté enthousiasmant, je vais vous demander un petit effort. Il va nous falloir faire un travail de deuil, il faut tourner la page. Et tourner la page, c’est tourner la page du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui et ça pour le faire je vais m’appuyer sur les travaux d’un américain qui s’appelle Jared Diamond, qui a publié « collapse » et vous allez voir que les cinq facteurs d’effondrement d’une civilisation sont réunis aujourd’hui. Ca c’est la mauvaise nouvelle. Après nous passerons aux bonnes nouvelles.

Jared Diamond a identifié cinq facteurs que l’on retrouve dans l’effondrement des mayas, des vikings, des grandes civilisations de Mésopotamie. Et à chaque fois ces cinq facteurs étaient réunis.

La mauvaise nouvelle est qu’en ce début de 21ième siècle, ces cinq facteurs sont réunis mais cette fois-ci, ce n’est pas une civilisation qui est menacée, c’est le village monde, c’est l’humanité, c’est nous tous. Voilà pourquoi c’est important d’en prendre conscience.

Le premier facteur d’effondrement est le facteur environnemental : nous avons infligé depuis 2 siècles, surtout depuis une cinquantaine d’années, des dommages environnementaux parfois irréversibles.

Deuxième facteur : le dérèglement climatique. Toutes les grandes civilisations ont fait face à ces dérèglements. Cela affaiblit les écosystèmes et qui dit affaiblissement des écosystèmes dit pénurie de ressources, déstabilisation d’une société, conséquences économiques, géopolitiques, sociales, vous connaissez la suite.

Troisième facteur : la résurgence des conflits militaires qui découle des deux premiers facteurs. Quand les écosystèmes sont déstabilisés, quand la société manque de ressources, on renoue avec les conflits, on se fait la guerre et je vous rappelle qu’à l’heure actuelle la France est en guerre au Mali.

Quatrième facteur : le délitement des alliances diplomatiques et commerciales. Plus cela va mal, plus les alliances d’hier volent en éclat. Et aujourd’hui, nous sommes tous conscients que l’avenir de l’Europe est vraiment mis entre parenthèses. Nous ne savons pas ce que cela va devenir.

Et puis le cinquième facteur n’est pas le moins inquiétant : c’est l’aveuglement de nos élites. Dans tout effondrement de civilisation, les élites sont incapables d’expertiser la chute de leur monde, ils sont incapables de changer leurs prismes d’analyse. Résultat : elles mènent une politique de caste qui accentue, qui précipite l’effondrement d’un monde.

Après tout ce que je vous ai dit, il faut bien prendre conscience que la fin d’un monde n’est ps synonyme de la fin du monde. Et quand je vous disais que l’on vit une période exceptionnelle, extraordinaire au sens étymologique, c’est que nous vivons un trait d’union, sans doute un trait d’union entre deux mondes. Le monde d’aujourd’hui, nous sommes en train de tourner la page. Et le monde de demain, le monde en devenir, le monde soutenable, il commence à se matérialiser tout doucement mais il n’est pas encore concrétisé. Nous vivons une période historique, assez enthousiasmante, parce qu’il va falloir réinventer les choses. Et la période la plus proche de nous durant laquelle l’homme a tout réinventé, c’est la renaissance. Alors la question qui se pose au 21ième siècle est « vivons-nous une nouvelle renaissance ? ». Nous allons voir si les facteurs d’une renaissance sont réunis.

Première facteur d’une renaissance : une nouvelle appréhension du monde. Au 15ième siècle, Christophe Colomb découvre les Amériques, l’homme découvre l’immensité de la planète Terre, nous découvrons l’immensité du monde. Et que se passe-t-il en ce moment, depuis quelques décennies, depuis quelques années ? Nous découvrons la finitude du monde. Notre planète est très petite en terme de ressources, en terme de capacités si nous gardons le modèle économique actuel.

Deuxième facteur : la Renaissance est une période de forte créativité. Léonard De Vinci, les peintres flamands. 2012-2013 que se passe-t-il ? Très forte créativité. Les imprimantes 3D en sont un exemple et il y en a plein d’autres.

Troisième facteur d’une renaissance : la Renaissance, contrairement aux idées reçues, n’a pas été qu’une période de créativité. Cela a été aussi beaucoup, beaucoup de violence. Guerres de religion, guerres civiles, extermination des amérindiens, esclavagisme. 2012-2013, que vit-on ? Des violences quotidiennes permanentes et puis des enfants qui se sont tués à l’arme automatique dans les écoles.

Quatrième facteur d’une renaissance : Gutenberg et l’invention de l’imprimerie ont changé radicalement la diffusion de la connaissance dans le monde européen puis après dans le reste du monde. Eh bien imaginez qu’aujourd’hui il y a un nouvel outil technologique qui permet de diffuser la connaissance, de tout modifier. Eh bien, cet outil, nous l’avons, il nous tient dans la main. La connaissance est instantanée, nous tenons la connaissance du monde dans la main. Nous verrons que cela va tout changer.

Et enfin une renaissance, et cela m’amène au sujet du jour, c’est le fait que toutes les certitudes de l’humanité ont volé en éclat. Je vous rappelle quand-même que depuis Aristote, en passant par Ptolémée au 2ième siècle et jusqu’à la Renaissance, la terre était plate, l’homme était au centre du monde, les astres tournaient autour du monde. Et quiconque osait remettre en cause cette pensée unique , quiconque osait contester cette vérité acquise non négociable, vous connaissez la suite, il avait à faire à l’Inquisition, le bucher, on le soumettait à la question. Copernic et Galilée ont failli payer de leur vie parce qu’ils ont osé dire que la terre n’était pas plate et qu’elle n’était pas le centre du monde.

La question qui se pose pour nous, contemporains du 21ième siècle, c’est « commettons-nous la même erreur que nos ancêtres ? ». Sommes-nous nous aussi dans l’erreur, sommes-nous dans des certitudes qui vont voler en éclat aux cours des prochaines années ? Une fois que nous avons posé ces questions, la réponse est quelles sont ces certitudes ? Quelles sont ces valeurs non négociables, acquises, qui pourraient voler en éclat dans 10 ans, dans 15 ans, dans 20 ans, dans 50 ans ?

Il y en a beaucoup. En tant qu’ancien économiste, j’en vois au moins trois sur le plan économique.

La première, c’est la vérité selon laquelle la croissance est le seul moteur de l’économie. En grec, « économie » signifie « gestion des ressources », « gestion du domaine », « gestion de la maison ». Cela ne veut donc pas nécessairement dire croissance.

Deuxième vérité qui pourrait voler en éclat : c’est celle selon laquelle la croissance est infinie, c’est notre modèle de consommation, dans un monde fini, de plus en plus petit puisque nous sommes de plus en plus nombreux, avec moins de ressources. Ce dogme, il n’est pas question de le remettre en question.

Et troisième dogme, troisième vérité acquise, c’est le nécessaire sacrifice du vivant au service de cette croissance. Nous nous sommes quand même octroyé le droit à polluer, le droit à empoisonner, le droit à intoxiquer … pourquoi ? Parce que la croissance l’exige.

Donc la question qui se pose aujourd’hui, c’est, si nous continuons comme cela, si nous continuons à sacrifier le vivant, est-ce que la dispute, est-ce que le dialogue sera autorisé ? Eh bien, la réponse n’est pas si évidente parce que nous pouvons nous interroger sur le fait que les gens qui remettent en cause ces dogmes de croissance moteur de l’économie, de mythe de croissance infinie sont peut-être encore considérés aujourd’hui comme les hérétiques d’hier. Je vous avoue que je ne suis pas sûr qu’en ce moment, au 21ième siècle, nous fassions preuve d’une grande sagesse à l’égard de ceux qui osent remettre en question un système qui nous profite à tous. Extrêmement important d’ouvrir nos esprits. Et pourtant, nous sommes de plus en plus nombreux à être convaincu que le chemin pris depuis deux siècles nous emmène directement, comme le dit si bien le philosophe Jonas, vers l’impasse tragique. Le développement économique sur lequel nous basons notre modèle nous emmène dans une impasse tragique. Et Hans Jonas ajoute une très belle expression : « de toute façon, la nature finira par apporter son ultime veto ». C’en sera fini.

Autre question qui se pose : que penserons nos enfants, nos descendants, de nos comportements, de notre entêtement, de notre obsession d’un modèle économique destructeur. Eh bien, il y a fort à parier qu’ils nous appelleront peut-être « barbares » à l’égard du monde vivant et peut-être qu’ils éprouveront le même mépris, la même indignation que nous pouvons éprouver au jour d’aujourd’hui, par rapport à ceux qui ont développé l’esclavagisme il y a deux ou trois siècles. Ce que je veux dire par là, c’est que nos comportements aujourd’hui ne sont pas plus glorieux que ceux que nous méprisons aujourd’hui. Pourquoi ? Parce qu’il y a deux ou trois siècles, l’esclavagisme n’était pas négociable. Tout le modèle économique européen et américain reposait sur l’esclavagisme. Et aujourd’hui, en 2013, que se passe-t-il ? Tout notre modèle économique, toute notre société repose sur l’exploitation, le sacrifice du vivant.

La question qui se pose donc aujourd’hui, c’est « qu’est-ce que nous allons faire ? », bien sûr, et en avant de savoir ce que nous allons faire, c’est comprendre pourquoi nous en sommes arrivés là afin de ne pas commettre la même erreur dans le monde de demain. Et comment nous en sommes arrivés là ? Eh bien la réponse est simple, elle tient en quelques mots. Ces quelques mots, c’est le philosophe Descartes qui nous les a dit il y a déjà quatre siècles : « l’homme est le seul maître et possesseur de la nature », point à la ligne. Nous dominons la nature, nous la façonnons, nous la modelons, nous en faisons ce que nous en voulons. Et depuis cette pensée cartésienne, que se passe-t-il ? Eh bien nous considérons la nature comme un puits sans fond, comme une mine dans laquelle nous venons puiser, et nous jetons. La problématique provient du fait que nous posons l’homme comme extérieur à la nature. C’est notre extériorité qui pose problème. Et Michel Serres, dès 1990, a eu une réflexion extrêmement juste. Michel Serres nous disait : finalement la notion d’environnement nous pose problème parce que l’environnement sous-entend que l’homme est posé, entouré d’un monde vivant. Nous sommes détachés de la nature. Tant que nous n’aurons pas résolu, tant que nous n’aurons pas une réconciliation avec cette nature, cela ne fonctionnera pas. Il ne s’agit pas là de sacraliser la nature, de la mettre sur un autel, une déesse sacrée. Il s’agit juste de faire avec la nature et non contre ou sans elle.

Alors, comment allons-nous faire ? Eh bien, la conclusion de mes récents travaux, c’est qu’il va falloir organiser tout simplement une nouvelle controverse. C’est quoi la controverse ? C’est une dispute, c’est un débat mondial. Que s’est passé à Valladolid au 16ième siècle, en 1550 ? Une discussion, une dispute a eu lieu en Espagne pour savoir si les amérindiens étaient des êtres vivants ou non. Parce que vous imaginez bien que cette main d’œuvre docile, si on l’exploitait gratuitement, on développait le nouveau monde. Si c’était des hommes, on ne pouvait pas les réduire à l’état d’esclavage, c’était insupportable. Donc, on discute sur l’humanité ou non des amérindiens. Au 21ième siècle, il va falloir que nous organisions une nouvelle controverse. Mais cette nouvelle controverse, cette fois-ci, aura pour but de déterminer quels sont les seuils de tolérance vis-à-vis de la nature par rapport à la nature humaine. Qu’est-ce que la nature peut supporter ? Quel modèle économique peut-elle supporter ? Avons-nous le droit de polluer, le droit de tuer l’avenir de nos enfants et de détruire le patrimoine commun. Cette nouvelle controverse, elle nous permettra de rédiger la déclaration universelle des devoirs de l’homme envers la nature. Je dis bien des devoirs, pourquoi ? La déclaration des droits de l’homme a été la pierre angulaire du monde moderne, du monde d’aujourd’hui. La déclaration universelle des devoirs de l’homme sera la pierre angulaire du nouveau monde de demain. Elle nous fixera des limites, des bornes à notre activité.

Comment lancer cette nouvelle controverse ? Eh bien, il va falloir s’organiser. Mais vous allez me dire avant de l’organiser, de la lancer, Roudaut, il a fumé, il est utopiste, il est bisounours, c’est un fantasme tout cela. Je vous renvoie à l’histoire une fois encore. Qui aurait pensé avant Constantin que les romains verraient l’empire détruit par une poignée d’hommes de l’intérieur que l’on appelait les chrétiens ? Qui aurait pensé avant la Révolution française et la fin de la monarchie qu’une poignée d’hommes écrirait la déclaration universelle des droits de l’homme ? Eh bien peut-être qu’aujourd’hui, les gens qui réfléchissent à un autre monde, qui aspirent à de nouvelles valeurs sont peut-être, vous êtes peut-être, je suis peut-être, les premiers chrétiens de l’empire romain. Nous sommes peut-être en train de changer les choses de l’intérieur par la seule aspiration de nos valeurs à un autre monde. Comment organiser cette nouvelle controverse ? C’est extrêmement simple : parce qu’à défi inédit, nous avons un outil inédit dans les mains, vous l’avez tous dans les mains ce soir, c’est la connexion. Nous sommes tous connectés. Et cela va tout changer. Le fait d’être connecté nous permet de lancer une controverse, d’envisager le monde de demain. Et d’ailleurs, je terminerai sur cette connexion puisque dès ce soir je vous propose de lancer le premier tweet sur la nouvelle controverse, ici, maintenant à Nantes.

Source : http://www.ted.com/talks/jared_diamond_on_why_societies_collapse.html

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