Tuesday, January 15, 2013

La nature n’est du côté de personne


François De Smet
Chronique sur La Première
Le 15/01/2013
Source : http://francoisdesmet.wordpress.com/2013/01/15/la-nature-nest-du-cote-de-personne/

Ce dimanche 13 janvier, entre trois cent mille et huit cent mille manifestants ont donc battu le pavé parisien pour exprimer leur hostilité au projet de loi visant à étendre le droit au mariage et aux droits parentaux aux couples de même sexe. L’ampleur de cette contestation peut surprendre dans le plat pays qui est le nôtre, dans lequel ces réformes sont passées pratiquement sans coup férir. Il est devenu de bon ton ici de ne pas perdre cette occasion de moquer le réveil de cette France conservatrice. Cette contestation vaut pourtant le coup d’être creusée. Le combat d’idées qui se déroule dans l’Hexagone est l’une des manches de la guerre séculaire entre nature et culture. S’il a pris la France comme théâtre de prédilection, c’est parce que les Lumières et les conceptions naturalistes ont coutume de s’y affronter violemment et régulièrement depuis la spectaculaire explosion que fut la Révolution. En France plus qu’ailleurs, le combat à distance entre tradition et modernité jalonne l’histoire.

Dans la foule de la « manif pour tous », on trouvait bien sûr des intégristes de tout poil : partis d’extrême droite, intégristes de toutes les religions, homophobes notoires, bref des gens avec qui l’échange d’arguments est par définition limité. Mais on trouve aussi des gens authentiquement inquiets qui ne sont pas tous homophobes. En général, ceux-là acceptent fort bien l’idée que les homos puissent être en couple, voire même qu’on leur reconnaisse une union civile et patrimoniale, mais pas qu’on puisse appeler cette union « mariage » ni qu’on puisse octroyer des droits de filiation permettant de faire de deux hommes ou deux femmes les parents d’un enfant. Telle est par exemple la position de la désormais célèbre Frigide Barjot, qui crie son amour aux homos tout en voulant les priver de droits acquis pour les hétéros. La compassion ne suffit pourtant pas à masquer la condescendance ; aussi bienveillant se veut-on vis-vis des gays et lesbiennes, refuser le concept de mariage aux personnes de même sexe revient à établir une hiérarchie entre comportements amoureux.

L’argument principal réside dans le fait que le mariage est destiné à la procréation. Il n’est pas neuf. On s’en souvient peu, mais il avait été avancé déjà par le Conseil d’Etat ici, en Belgique, en 2003. Gouvernement et parlement avaient « gaiement » passé outre. Avec raison : cet argument de formalisme juridique révélait le postulat naturiste qui avait inspiré le code civil et qui est par définition dépassé par les faits.

Car ce qui est en jeu c’est le passage d’un monde à un autre, et c’est pourquoi ce débat condense en réalité tout l’enjeu de la modernité : le passage de la nature à la convention, de l’ordre religieux à la civilisation basée sur l’autonomie de l’individu. Les opposants au mariage pour tous considèrent depuis le début que la nature est de leur côté. C’est là une imposture insupportable : la nature n’est du côté de personne. Elle est, simplement. Comme le résumait récemment le prix Nobel Christian de Duve, « La nature n’est ni bonne ni mauvaise ; elle est indifférente ». Depuis Darwin, nous savons même qu’elle se déploie dans tous les sens selon des lois d’adaptation à un environnement, et que ce que nous avons sous nos yeux est le fruit d’une évolution millénaire et non d’une volonté résolue. Il est en de même pour tout ce que nous estimons homogène, figé et sûr. La nature n’a pas d’intention. Il faut donc oser renverser la perspective : où (diable) est-on allé chercher que le couple était une invention naturelle ? Où est-on allé chercher dans la nature que les couples devaient rester ensemble le temps d’élever un enfant ? Où est-on allé chercher qu’un enfant avait besoin d’un homme et d’une femme pour être élevé ? Et même, où est-on allé chercher le fait que la monogamie et la fidélité étaient naturelles ? Nulle part. Tout ce que la nature nous dit c’est qu’il faut des gamètes mâle et femelle pour faire un enfant. Point. Tout le reste de nos postulats sur l’union, la monogamie, la parentalité ont des fondements culturels et civilisationnels – surtout religieux, mais pas exclusivement.

Cela ne rend évidemment pas ces principes indignes de respect pour autant ; cela signifie simplement qu’aucun d’eux n’est justifiable par la nature. Ni par l’observation des autres êtres vivants qui foisonnent d’exemples de pluralité et d’homosexualités et autres « déviances », ni par les comportements observables dans la nature humaine, ni même par ce que l’examen scientifique de notre nature propre nous enseigne. Un seul exemple, mais caractéristique : savez-vous qu’il existe chez l’homme des spermatozoïdes qui n’ont pas pour fonction d’atteindre l’ovule mais de combattre et tuer les spermatozoïdes d’autres hommes qui par hasard se trouveraient là ? Si Dieu existe et qu’il a souhaité nous faire monogames, reconnaissons qu’il prend des voies non dénuées elles-mêmes d’une certaine perversité. Si nous sommes majoritairement monogames, c’est par choix culturel et non par nature. Si nous élevons majoritairement des enfants par le biais d’un homme et une femme, c’est par choix culturels et d’éducation, même si ceux-ci prennent leurs sources dans une conception déterminée de la nature. Il n’en reste pas moins que tous ces comportements sont contingents et conventionnels. Ce n’est pas grave, et ce n’est pas un signe de décadence de s’en rendre compte. Les hommes n’ont pas cessé d’être aimables et fraternels parce qu’ils ont cessé d’avoir peur de Dieu et de l’Enfer. De la même manière, nous n’allons pas devenir tous polygames et incestueux parce que nous prenons conscience de l’origine culturelle de nos comportements amoureux et sexuels. Nos comportements, nous les évaluons au fur et à mesure de l’évolution de nos mœurs et de nos valeurs grâce à notre raison, et à l’aide de nouvelles balises tels que les droits de l’homme et l’intérêt général. Ces balises sont légitimes parce que, malgré leur caractère conventionnel, elles incarnent le fruit de l’expérience et de nos erreurs, du lent apprentissage de la création de normes axées sur l’autonomie humaine, la liberté et la conservation de la vie.

En fait, plus nous avançons dans la connaissance de la nature humaine plus nous découvrons combien ce que nous pensions être naturel provient de nous-mêmes, de notre culture, et donc de conventions, de traditions, de comportements forgés par les habitudes et l’utilité sociale. Les religions et les grandes philosophies ont eu longtemps pour fonction de cadrer les comportements pour permettre à la société de se perpétuer et de se pacifier, avec ce poids important de la peur et du péché, d’autant plus fort lorsque les principes régissant la vie et la mort nous sont inconnus. Mais aujourd’hui nous sommes devenus grands. Nous avons franchi le cap métaphysique. Nous comprenons une grande partie des lois qui régissent la nature. Et nous pouvons assumer le fait que nous décidons de notre sort par convention. C’est pour cela que, depuis le début de la modernité, nous nous libérons des traditions des coutumes et des superstitions qui n’ont plus de fonction et qui ne subsistent que par la peur qu’elles inspiraient ; nous pouvons par conséquent assumer le fait que nos choix de vie sont réellement des choix. Nous sommes assez adultes, comme civilisation, pour constater qu’une éducation par des hétérosexuels ne produit pas que des gens parfaits. Nous avons assez de recul pour constater que les unions entre personnes de même sexe sont durables, sont d’une nature sentimentale aussi réelle et respectable que celles réalisées par des hétéros, et que la composante psychologique du désir d’enfant et de l’amour qu’on lui porte est le meilleur fruit qu’on peut donner à une éducation. Nous avons assez d’expérience pour voir qu’un enfant désiré et voulu par un couple homo ne court pas davantage de risques de devenir quelqu’un de bien qu’un enfant hétéro, et qu’on sous-estime grandement la capacité de l’enfant à gérer le pluralisme qui est devenu celui du monde dans lequel il va de toute façon grandir.

Il est normal que ce passage soit difficile dans les grands pays fortement ancrés dans la tradition et le passé – la Belgique est, comme les Pays-Bas, simplement en avance sur ce type de sujets en raison de son identité post-moderne. Il est normal aussi que la transition vers la modernité se focalise sur les questions liées à la sexualité et à la famille, car c’est là que la tradition et la religion ont cadré le plus durement les comportements, en forgeant l’obéissance des hommes dans la liaison entre des comportements précis et leur lien avec la nature. Or cette nature n’est mobilisable que pour les constats qu’elle permet : la nature n’a aucune intention, et lui en prêter une c’est refuser de voir le monde tel qu’il est. C’est refuser de tirer toutes les conséquences de la triple humiliation de l’homme telle que qualifiée par Freud (depuis Copernic l’homme sait qu’il n’est plus le centre du monde, depuis Darwin il sait qu’il est le produit d’une évolution qui doit beaucoup au hasard et au développement de facultés déterminées par son environnement, et depuis Freud il sait qu’il n’est même plus le centre de lui-même vu le poids de l’inconscient). Car à partir du moment où l’on accepte que tout est convention, quel est le problème d’entourer d’amour les enfants à naître ? Quel plus beau critère pour un enfant que d’avoir été voulu et désiré par un couple, qu’il se compose de deux hommes, deux femmes ou soit mixte ?

Allons même plus loin ; c’est parce que notre propre nature n’est sans doute pas si nette, si claire que la division entre hétéros et homos elle-même est critiquable et se nuancera de plus en plus dans les années à venir. Ce que le débat actuel prouve, c’est que la peur du chaos qui nous menace, résidu de la tradition, nous pousse à nommer les individus par catégories – hétéros, homos et éventuellement bis. Les opposants au projet raisonnent par de telles catégorisations – certains partisans aussi – et s’en servent pour justifier des dispositions différentes selon les catégories (en l’occurrence : interdiction d’appeler « mariage » l’union entre gays, d’appeler « parents » deux hommes ou deux femmes). Or il est simpliste et encore très « ancien » de réduire ainsi des individus à leurs comportements. Quid des gens qui ont eu des aventures hétéros une partie de leur vie, des aventures homos dans une autre ? Quid de ceux qui ne se reconnaissent pas dans ces catégories mais tombent simplement amoureux d’un individu avant d’être attiré par son genre ? Quid de tous ceux qui se sentent enfermés dans une catégorie comme si elle leur fermait des portes ? Les faits le montrent : l’identité sexuelle se construit tout au long de la vie. Ce n’est ni une question de gêne, ni d’accidents de la vie, ni de rencontre : c’est tout cela à la fois, dans le joyeux tourbillon de la vie.

La semaine dernière un jeune homme de 26 ans nommé Aaron Swartz s’est donné la mort. C’était un informaticien de génie mondialement connu, inventeur du flux RSS. C’était aussi un jeune homme fragile et sensible qui menait notoirement une vie privée dissolue. Il avait écrit en 2009 sur son blog un billet extrêmement touchant intitulé « Pourquoi je ne suis pas gay » expliquant que cette catégorisation est elle-même vide de sens parce qu’elle force les individus à se définir au départ de comportements et de se placer dans des catégories élaborées par l’histoire et la sociologie sous peine d’exclusion du champ social. Or c’est un leurre ; décrire des comportements et en faire une synthèse à l’aide d’un terme est peut-être utile mais reste artificiel ; ce n’est pas une prédiction et ne peut servir en aucun cas à enfermer des individus dans des statuts ou des droits spécifiques. Aaron écrivait :

“People shouldn’t be forced to categorize themselves as “gay,” “straight,” or “bi.” People are just people. Maybe you’re mostly attracted to men. Maybe you’re mostly attracted to women. Maybe you’re attracted to everyone. These are historical claims — not future predictions. If we truly want to expand the scope of human freedom, we should encourage people to date who they want; not just provide more categorical boxes for them to slot themselves into. A man who has mostly dated men should be just as welcome to date women as a woman who’s mostly dated men.

So that’s why I’m not gay. I hook up with people. I enjoy it. Sometimes they’re men, sometimes they’re women. I don’t see why it needs to be any more complicated than that.”

Voilà pourquoi le débat français est important. Derrière l’intitulé quelque peu boboïsant de « mariage pour tous » se cache le fond philosophique d’un combat visant à en finir avec ce que les traditions nous ont pris de liberté. Reprendre cette liberté n’empêche pas de garder tout ce qui, dans les traditions et les religions, inspire et élève à la spiritualité. Mais il faut rester intransigeant face à ceux qui estiment que leur doctrine, quelle qu’elle soit, est celle de l’ordre du monde et que la nature est de leur côté. Les opposants au mariage pour tous sont des gens qui veulent continuer à avoir peur ; peur de Dieu, peur du noir, peur du chaos, peur que l’histoire n’ait pas de sens déterminé. C’est pour cela qu’il n’y a que dans la tradition, le passé, l’ordre du monde qu’ils trouvent du sens à la vie. Ils trouvent dans la chaleur du dogme une nature qu’ils croient de leur côté. Ils y trouvent de quoi affronter ce qu’ils estiment sincèrement être la décadence, au lieu d’investir dans l’avenir et dans cette extraordinaire liberté qu’a l’homme devant lui.

Or, si la peur est une opinion individuelle respectable, elle ne peut pas servir de guide pour des choix collectifs. En l’occurrence, il ne faut pas sous-estimer la portée universelle de ce débat, dans chaque pays où il se posera. L’enjeu du mariage et de l’adoption pour tous, ce n’est pas d’ouvrir des droits à une communauté en la nommant gay ou lesbienne ; c’est au contraire de ramener tout le monde dans le même giron humain, celui des citoyens libres et égaux.

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